Published in L’Orient le Jour (French language daily newspaper in Lebanon)
Alors que le Liban et les libanais essayent de surmonter une période noire de leur histoire marquée notamment par des conflits successifs et à visages multiples, le nouveau contexte politico – sécuritaire a mélangé les cartes quant aux principaux défis au niveau des droits de l’Homme. L’un des ces principaux défis, sinon le défi principal, est sans doute le sort des milliers de disparus durant la guerre. Dans ce cadre, la résolution du dossier des disparus libanais en Syrie et de celui, plus global, des libanais disparus pendant la guerre civile, constitue un élément important de l’entreprise de reconstruction d’un Liban pacifié et stable.
Le nombre de libanais détenus (pour des motifs politiques) dans les prisons syriennes, toujours indéterminé, continue à provoquer une vague de demande pour leur libération de la part de certaines personnalités politiques et d’associations de défense des droits de l’homme. Les approches adoptées par les deux gouvernements libanais et syrien méritent d’être remises en question, surtout d’une perspective légale.
Parmi les prisonniers politiques libanais et palestiniens incarcérés en Syrie figurent de nombreuses personnes arrêtées ou enlevées par les forces armées syriennes opérant au Liban durant la période 1976-2005), puis transférées en Syrie en dehors de tout cadre légal. D’autres ont été appréhendées ou enlevées par des milices libanaises ou palestiniennes au cours de la guerre au Liban, puis livrées aux autorités syriennes. D’autres encore ont été arrêtées sans mandat des autorités judiciaires sur le territoire syrien, et incarcérées au mépris des règles de droit. Toutes ces personnes sont maintenues arbitrairement en détention depuis des années ou ont été jugées sommairement dans le plus grand secret par des tribunaux militaires, devant lesquels elles ont souvent dû répondre de chefs d’accusation extrêmement vagues. La plupart ont été maintenues en détention au secret, c’est-à-dire privées de tout contact avec le monde extérieur ; seuls quelques prisonniers ont été autorisés à recevoir occasionnellement la visite de membres de leur famille.
Sujet tabou pendant de longues années, la question des disparus libanais en Syrie a fini par s’imposer grâce à la mobilisation et au combat des familles des disparus et grâce au soutien et à l’aide des militants des droits de l’Homme aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Si le gouvernement libanais a fini par l’admettre du bout des lèvres, tous les moyens sont toujours utilisés par le pouvoir en Syrie pour y jeter des doutes, le réduire à une question libano-libanaise.
Durant la dernière décennie, il y a eu plusieurs comités établis par les gouvernements libanais successifs pour traiter de la problématique. Cependant , tant la composition des comités (en majorité des représentants des organes de sécurité) que leurs prérogatives ne leur ont pas permis de mener convenablement leur mission. En effet, au lieu de recueillir les plaintes des parents pour mener une enquête conformément aux normes reconnues internationalement, les comités ont demandé aux parents de présenter des preuves irréfutables selon lesquelles leurs proches seraient bel et bien présents dans les geôles syriennes.
Si l’approche libanaise est aux antipodes de toutes les normes internationales, cette description est tout aussi applicable à l’approche syrienne de déni généralisé. Il n’y a pas de doute que le gouvernement libanais est dans l’obligation légale de mener des enquêtes afin de révéler le sort des milliers de disparus durant les conflits successifs. Mais l’absence d’une telle initiative au Liban ne dispense pas la Syrie de sa responsabilité vis-à-vis du dossier.
Selon la convention internationale pour la protection des personnes contre les disparitions forcées, « l’Etat est obligé de mener une enquête sur le territoire concerné au cas où un cas de disparition forcée est signalée ». La convention définit la « disparition forcée » par « l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi ». Selon le droit international, la disparition forcée est un crime imprescriptible. Donc d’un point de vue légal, vu l’autorité effective ainsi que la liberté d’action dont jouissait les forces armées syriennes au Liban pendant deux décennies, tenant compte des faits indéniables concernant l’arrestation et la détention par les forces armées syriennes de citoyens libanais, le gouvernement syrien n’a pas d’excuses pour se dérober à ses responsabilités minimales, à savoir mener des enquêtes et apporter des réponses claires aux centaines de familles, convaincues que leurs proches furent, ne fut-ce que pour quelques jours, détenus en Syrie.
Il y a sans doute des intrications entre les deux dossiers (bien que techniquement distincts) des disparus libanais en Syrie et des disparus au Liban. Mais le fait de conditionner le traitement de l’un des deux dossiers à l’autre, ou de lier leurs traitements à celui d’un troisième (le sort des militaires syriens disparus au Liban) n’a pas de base juridique. Cette approche politicienne n’aura pour résultat en fin de compte que la prolongation du contentieux et des souffrances endurées par les familles des personnes disparues. La droit international décrit des responsabilités spécifiques pour chacun des deux gouvernements et c’est sur cette base qu’ils sont tous les deux appelés à établir, d’abord, une feuille de route chacun chez soi, et ensuite passer au stade d’échanges d’informations en vue de l’établissement de la vérité et de la solution finale. D’un point de vue plus pratique, l’un des principaux obstacles pour sortir de la situation conflictuelle (comme le souhaiterait la Syrie) qui caractérise les relations libano-syriennes doit se traduire par une solution à cartes ouvertes de ce problème. Tout comme une pacification du Liban exige que le sort des 17000 disparus soit révélé dans le cadre d’une initiative nationale de vérité et de réconciliation. D’ailleurs comme son nom l’indique, aucune réconciliation ne peut se produire et survivre aux épreuves de temps si elle n’est pas fondée sur la vérité. Cela est tout aussi vrai pour la réconciliation syro-libanaise et libano-libanaise.
La mise en place des dispositifs et des mécanismes pour avancer dans le sens de la vérité et de la justice est une condition incontournable pour apporter un véritable apaisement et donner ses chances au processus de normalisation avec la Syrie, de retour à la paix, de reconstruction et de la cohésion sociale libanaise. Opter pour des simulacres de réconciliation, exigeant l’oubli en lieu et place de la parole et de la vérité, « décréter » un pardon comme substitut au nécessaire travail de la mémoire et de l’histoire pour que vérité soit dite et justice soit faite, gommer tout un pan de l’histoire récente, faisant fi de tous les traumatismes, déchirements et souffrances de milliers d’êtres, afficher un mépris pour les victimes et sympathie pour les bourreaux de tous les bords, même au nom de la paix, de l’unité nationale, de la solidarité arabe, des impératifs stratégiques ou de la politique de bon voisinage ; tout cela n’est que temps perdu. Il n’y a pas mille chemins pour mener à la vérité, du moins en ce qui concerne la plaie béante des disparus libanais en Syrie et au Liban.