La répression de l’Islam politique par des régimes nationalistes dictatoriaux a pris fin en 2011. La mouvance politique émanant des préceptes de l’Islam jaillit comme un acteur principal dans le nouveau paysage politique de la région arabe. Cette montée en puissance se fait dans un contexte tendu (qui plus est une région pluraliste par excellence) et s’accompagne d’un sentiment de désenchantement quant aux rêves de l’émergence de régimes démocratiques.
Le montée islamique donne du fil à retordre à plus d’un acteur, local, régional ou international et suscite des appels à établir des régimes laïcs calqués sur le modèle de l’Etat Nation qui a submergé l’Europe durant le siècle dernier. La question qui se pose est celle de savoir si cette solution est de mise, et si elle est applicable dans une région ou l’identité politique est plus proche du religieux que du national et qui se veut en adhésion totale avec les requis de l’Islam politique.
En essayant d’apporter une réponse à cette question, il faudra probablement commencer par évaluer objectivement l’expérience européenne.
Le régime applicable en France et dans d’autres pays européens similaires garantit pleinement le respect égal de la liberté de conscience aussi bien pour les croyants que pour les athées et les agnostiques. Il consacre l’égalité entre les cultes et la neutralité de l’Etat, notamment de ses services publics, à leur égard.
Les défis réels à ce régime laïc sont apparus avec l’explosion démographique des musulmans d’Europe qui ont pu, dans une majorité de cas, contourner les requis de la laïcité à plusieurs niveaux : intégration socio-culturelle, enseignement, statut personnel, adhésion aux valeurs républicaines…etc. La laïcité a montré ses limites et les divergences culturelles entre les européens de souche et les immigrés musulmans ne sont plus un secret pour personne. Certes toute immigration peut théoriquement causer des divergences culturelles mais le cas des musulmans d’Europe est, parmi les différents groupements d’immigrés, de loin le plus problématique. Cet état de fait s’est amplifié avec certaines mauvaises pratiques qui ont validé les doutes que la laïcité n’est dirigée en fin de compte que contre « certaines » religions (le christianisme et l’Islam) alors que les autres religions et sectes se sentent peu ou pas visées du tout. Ainsi, la loi sur les signes religieux ostensibles s’est révélée être surtout une interdiction du port du voile alors que les disciples d’autres religions continuent d’afficher quelques signes (la kippa par exemple) sans que ça ne soit perçu comme une violation de la dite loi.
Plus récemment encore est le vif débat qui a suivi la décision de la Mairie de Paris d’organiser des festivités à l’occasion du Ramadan, assorties de messages sur les panneaux publics alors que les fêtes chrétiennes sont ignorées par les mêmes autorités publiques. N’est-ce pas une infraction à la règle de l’égalité entre les cultes ?
Le dilemme de la relation entre la laïcité et l’Islam n’est pas simple. En effet, le principe même de la séparation entre Etat et religion est par définition rejeté par un Islam qui se veut «religieux et temporel » à la fois. L’application d’une loi civile des statuts personnels n’est pas admise et la liberté d’un musulman de changer sa religion est rejetée même par les interprétations les plus libérales des textes musulmans.
Si le succès de la laïcité appliquée aux musulmans a relativement échoué en Europe, que serait-ce alors de son application dans des pays à majorité musulmane ?
Il n’y a pas de doutes que l’échec serait plus cuisant encore. Surtout que les autres composantes socioreligieuses des pays de la région arabe, statistiquement minoritaires, s’attachent à leur identité religieuse, pas nécessairement par piété, mais surtout comme un réflexe identitaire visant à préserver leur différence et à assurer leur protection.
Dans le contexte de la région arabe, une laïcité à l’européenne conduira donc à son rejet par la majorité musulmane et ira à l’encontre de la seule garantie (perçue ou réelle) dont se vantent les composantes non-musulmanes.
D’autre part, les solutions basées sur le partage des pouvoirs entre les constituants ethniques et religieux de certains pays (Liban, Irak…) ont aussi échoué, Pire encore, ces systèmes politiques improvisés, qui ont mélangé entre concessions collectives volontaires et bazars politiques absurdes sont devenus plus discriminatoires qu’égalitaires et ont perdu leur valeur ajoutée puisqu’ils résultent en des blocages inacceptables et en des violations souvent graves des droits de l’Homme.
Au lieu de noyer le poisson en appelant à des régimes laïcs à l’européenne, il serait plus judicieux d’entreprendre une redéfinition de la relation entre le religieux, le temporel et le politique dans la région arabe avec pour objectif l’élaboration d’un système qui soit accepté par l’Islam et qui répond en même temps aux craintes des autres composantes ethniques et religieuses et aux impératifs d’une gestion saine de la diversité tout en se situant sous le chapiteau des valeurs universelles des droits de l’Homme. Pour les praticiens de la gestion de la diversité, ce n’est pas une tâche facile mais elle semble la seule solution en vue.
Dans le cas contraire, les peuples de la région, qui viennent de gouter à la victoire miel amère contre les régimes dictatoriaux sombreront de nouveau dans les ténèbres d’autres formes de dictatures ; religieuses ou laïques. En conclusion, au lieu de laïciser les régimes politiques, il faudra songer à laïciser (dans le sens de la redéfinition des relations entre le religieux et le temporel) les sociétés qui elles, sauront choisir le régime politique qui correspond le plus à leurs besoins et réalités.