Nul ne conteste le fait que le système politique libanais souffre de problèmes structurels. Mais la question qui se pose (ou plutôt s'impose) est de savoir si la stratégie employée par les organisateurs des dernières campagnes « anticonfessionnelles » est efficace et pertinente.
Le fait d'exposer dans ces colonnes ce que je considère être des éléments d'échec (de ces campagnes) n'a pas pour but de dénigrer les personnes ou les organismes qui les mènent, mais plutôt de contribuer constructivement au débat en suggérant une vision bien différente.
La règle générale dit que toute « révolution » commence par un groupe restreint de personnes. Pour pouvoir produire un changement réel, ces révolutionnaires devraient être rejoints, dans un second temps, par « une masse » ; ce qui ébranlerait le système en place (à cause du débordement) et mènerait à un changement de la situation antérieure. Donc, à défaut de l'engagement d'une masse, toute tentative de changement reste sans suite.
Ce qui fait que dans le cas des campagnes anticonfessionnelles au Liban, il faut commencer au plus tôt par communiquer avec la masse pour la rallier au mouvement. Pour réussir cet exercice, il faudrait développer un « discours » qui soit « attractif » et « accepté » par une majorité de citoyens. Cela n'a pas lieu, du moins jusqu'à ce jour.
La première confusion se situe au niveau du concept lui-même. Quelle est la définition du « confessionnalisme » ? On veut que les gens prennent la rue pour manifester contre un concept qui est vague et mal compris ou, au mieux, perçu d'une manière différente par une société aussi hétérogène que dispersée.
Pour bien cibler le public, il faut commencer par une définition claire et précise du phénomène, qui refléterait une perception commune sans attiser les peurs. L'on peut donc remplacer le mot absurde de « confessionnalisme » par un terme plus clair comme « le système discriminatoire » pour bien montrer que le but est d'arriver simplement à un système qui ne génère pas de discriminations (à caractère confessionnel ou autre, puisque la discrimination n'est pas que confessionnelle).
Il faut donc mobiliser contre les discriminations générées par le système en place et non pas promouvoir un « nouveau » régime aux contours mal définis nommé par les organisateurs « non confessionnel » ; pour la simple raison que toute ambiguïté au niveau du public mènera à des interprétations erronées qui, à leur tour, nourriront des peurs primitives et empêcheront des segments de la masse de rallier la cause. Les exemples de régimes politiques dans le monde qui assurent un respect acceptable des droits de l'homme sont nombreux (État nation comme la France, système fédéral comme l'Allemagne ou l'Espagne, démocratie consociative comme la Suisse, etc.).
Ce n'est donc pas la nature du système qui empêche les discriminations mais plutôt les valeurs fondatrices ainsi que les normes de fonctionnement qui empêchent les dérives. Quel est le but alors de promouvoir un modèle spécifique sinon de s'aliéner un grand nombre de Libanais ?
La seconde faille dans ces campagnes est dans l'absence d'objectifs spécifiques et bien réfléchis. L'objectif principal de ces campagnes est « de faire chuter le régime confessionnel ». De quel régime parle-t-on ? Techniquement, au Liban, il n'y a pas un dictateur qui s'impose au sommet. Il y a quand même des élections et ce sont les mêmes masses (qui doivent être ciblées par les organisateurs pour réussir la révolution) qui élisent un establishment politique.
Si les résultats de ces élections contribuent à pérenniser un système discriminatoire, c'est que les valeurs de cette « masse » du peuple sont semblables au régime qu'elle soutient. C'est vrai qu'il y a un segment de la société qui conteste ces valeurs, mais le facteur crucial est de convaincre « la masse » et non pas de l'ostraciser. Ce dont se plaignent les organisateurs n'est pas exclusif à la vie politique. Il existe à tous les niveaux de la société. Encore une fois, ce sont des dérives générées par une certaine échelle de valeurs qui nécessite une réforme.
Ce n'est nullement à coups de manifestations et de mises en scène médiatiques (comme ce décor pathétique d'un micro monté sur un tonneau lors d'une conférence de presse) que l'on réussira à convaincre la masse. La pierre angulaire est donc l'élaboration d'une série d'interventions communautaires auxquelles doivent prendre part une diversité d'acteurs et non seulement la société civile. Qui a dit que le patronat (pris juste comme exemple) n'a pas son mot à dire et/ou un rôle à jouer ? Comment s'est-on adressé au patronat, aux autres composantes et aux autres faiseurs d'opinions de la société ?
Depuis bientôt un quart de siècle, ce sont les mêmes figures et/ou les mêmes associations qui montent au créneau avec une même approche archaïque et obsolète. N'est il pas temps de revoir cette stratégie, identifier les leçons des échecs antérieurs et innover ? Depuis la fin des années 1980, il fallait commencer par admettre que le problème n'est pas la classe politique mais plutôt les valeurs de la société elle-même. Si tout cet effort fut déployé pour cibler les « esprits » plutôt que les « textes » (pour reprendre ce malin jeu de mots en arabe), l'on aurait probablement avancé au moins d'un degré.
En même temps, il aurait été pertinent par exemple d'étudier les possibilités juridiques et constitutionnelles. Dans le préambule de la Constitution, la clause « C » stipule que « le Liban est une république démocratique, parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques et en premier lieu la liberté d'opinion et de conscience, sur la justice sociale et l'égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens sans distinction ni préférence », alors que la clause « H » affirme que « la suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel pour la réalisation duquel il est nécessaire d'œuvrer suivant un plan par étapes ».
L'article 7 de cette même Constitution confirme le principe d'égalité : « Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques, et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune. » Même l'honni (voire détesté), l'article 9 peut être en faveur d'un système égalitaire. Cet article affirme : « La liberté de conscience est absolue. En rendant hommage au Très-Haut, l'État respecte toutes les confessions et en garantit et protège le libre exercice à condition qu'il ne soit pas porté atteinte à l'ordre public.
Il garantit également aux populations, à quelque rite qu'elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux. » Cet article confirme le respect absolu de la liberté de conscience, dont celle (éventuellement) de ne pas être un croyant ou de ne pas s'affilier à un rite. Toujours au niveau des objectifs, je ne vois toujours pas la pertinence des requêtes soumises par les organisateurs aux autorités. Il y a là de tout, de l'abolition du « régime confessionnel » à l'environnement, à la gestion de l'eau, aux problèmes des réfugiés, aux abus contre les travailleurs étrangers, etc. Un réquisitoire digne d'une déclaration gouvernementale plutôt que d'une action spécifique et ciblée de la société civile.
Les organisateurs essaient-ils de nous convaincre que le système électoral « confessionnel » est responsable des abus dont sont victimes les travailleurs étrangers ? Ou bien est-ce la répartition confessionnelle des trois présidences qui fait que l'eau est dilapidée et mal gérée au Liban ? Le monde arabe n'a régressé qu'à cause de cette stérilité intellectuelle qui a fait que tous les problèmes des sociétés arabes furent liés uniquement au conflit avec Israël.
Nous nous sommes retrouvés, cinquante ans plus tard, avec des sociétés sous-développées à plus d'un niveau. Le fait de lier tous les problèmes au Liban au seul facteur du « confessionnalisme » relève de la même approche et mènera aux mêmes résultats. Il faut avoir le courage si l'on veut déterminer objectivement les tenants et les aboutissants réels de tous les problèmes et les traiter rationnellement. Maintenir cette unicité dans la pensée ainsi qu'une certaine perspective « révolutionnaire classique » ne rendra nullement service aux multiples volontés de changement qui existent actuellement au Liban.
Il faut sûrement beaucoup moins d'émotions et un brin de raison pour réussir une entreprise extrêmement compliquée; celle de concilier une bonne gestion de la diversité libanaise avec les impératifs de l'égalité et la non-discrimination.